Dues à la plume de l’officier Choderlos de
Laclos, Les Liaisons dangereuses (première édition
à Paris en 1782) ont été l’un des ouvrages les plus lus de la
fin du XVIIIe siècle. Dans ce roman par lettres, « six
personnages tissent lentement l’une des trajectoires les plus
scandaleuses de notre littérature » (Claude Fournet, in
Dictionnaire des œuvres érotiques, éditions Robert Laffont,
Collections Bouquins). Si j’ose dire, ces Liaisons dangereuses
sont à l’opposé du Jeu de l’amour et du hasard, puisque,
contrairement à ce marivaudage-ci, ce libertinage-là ne comporte
quasiment pas d’amour, et
certainement pas de hasard, dans tous ces calculs cyniques et
hypocrites confinant au mépris de l’autre.
De ce roman-fleuve, le cinéma en a tiré
plusieurs adaptations, deux siècles plus tard. Je n’en retiendrai
ici, par goût personnel, que celles qui ont conservé un ancrage
dans le XVIIIe siècle : la version de Stephen Frears,
Les liaisons dangereuses (1988) et celle de Milos
Forman, Valmont (1989). Mais les curieux pourront
également regarder Les liaisons dangereuses (1959) de Roger
Vadim, avec Jeanne Moreau et Gérard Philippe, ou Cruel Intentions
/ Sexe intentions (1999) de Roger Kumble, avec Sarah Michelle
Gellar et Ryan Phillippe (qui n’a, que je sache, pas de parenté
avec Gérard !).
Adapter Les liaisons dangereuses au cinéma
expose réalisateur et scénariste à plusieurs difficultés.
En premier lieu, celle de ramener un roman
polyphonique à un récit monodique, et donc trouver un moyen
différent de traduire l’innocence, la duplicité, la naïveté, la
froideur.
Ensuite, celui de contracter aussi bien le temps
que l’espace. Dans le roman, le recours aux lettres permet de jouer
sur la durée et sur la distance, puisqu’il n’y a pas
d’immédiateté entre les actions et réactions des personnages,
contrairement à ce qui se passe dans un film où les personnages
sont directement confrontés les uns aux autres. Le livre laisse au
lecteur le choix d’avancer à son propre rythme de lecture, qui
s’ajoute au rythme du roman lui-même ; le film, lui, par son
choix de récit et son montage, impose son rythme au spectateur. En
regardant ces adaptations des Liaisons dangereuses, certains
pourront trouver que cela va trop vite (par rapport au livre), et
d’autres que c’est plein de longueurs (nombre de critiques sur
des sites ou forums de cinéma pointent ce « défaut »).
Je suis profondément convaincu que ni ce roman ni ses deux
adaptations-là ne sont faits pour les gens pressés : que ce
soit en 500 pages de roman ou en deux heures de films, cet univers
est fait d’attentes, alternées avec des moments de fulgurance (le
viol de Cécile par Valmont, par exemple) ; ceux qui ne veulent
que de la fulgurance peuvent toujours retrouver Keanu Reeves en flic
survolté dans Speed (1994) de Jan de Bont, plutôt qu’en
chevalier Danceny sous la direction de Stephen Frears.
Qui plus est, les films, par leurs formats bien
plus ramassés que le livre (même des films de 2 heures ou plus),
doivent faire des choix, privilégier certains aspects du roman,
certaines scènes, certains personnages, sous peine de mal étreindre
à force de vouloir trop embrasser. À
mes yeux, l’exemple même du film qui se prend les pieds dans le
tapis sur ce point est l’Alatriste (2006) d’Agustín Díaz
Yanes : à voir faire entrer plusieurs romans de la saga écrite
par Arturo Pérez-Reverte dans un film unique – de près de deux
heures et demie, tout de même – ce film n’arrive qu’à être à
la fois incompréhensible pour ceux qui n’ont pas lu les romans, et
superficiel pour ceux qui les ont lus.
Ainsi, quand Frears choisit de centrer son film
sur le duo (les duellistes?) Merteuil-Valmont, Forman fait un choix
plus exclusif, en se resserrant sur Valmont et Cécile de Volanges.
Frears et Forman ont également pris des voies
divergentes quant au respect de la trame du roman. Le scénario de
Jean-Claude Carrière pour Forman tend à adoucir les éléments les
plus durs du roman : par exemple, Cécile n’est pas violée
mais séduite par Valmont, elle ne cherche pas à perdre l’enfant
qu’il lui a fait mais porte, au contraire, ce fruit de leur union ;
et la présidente de Tourvel ne se laisse pas glisser vers la mort,
mais retourne vers son mari qui ne lui tient pas rigueur de cette
incartade. Pourtant, d’un autre côté, Valmont me semble
plus ouvertement sensuel que Les liaisons dangereuses (Annette
Benning est une Mme de Merteuil nettement plus charnelle que Glenn
Close, par exemple).
Par les choix faits pour concrétiser tout cela en
images, scénariste et réalisateur ne peuvent que s’attirer des
mécontentements des adorateurs du roman ; chacun de ces
adorateurs, en effet, a son idée bien arrêtée sur ce qui importe
dans le roman… et qu’il ne retrouve pas, ou pas assez, dans le
film.
L’un des choix importants, outre ceux ayant
trait au fil du récit, est celui des acteurs puisqu’ils figent,
d’une certaine façon, l’image mentale que l’on peut se faire
des personnages à la lecture du livre. Dans Les liaisons
dangereuses, la nature même de cet échange de correspondance
laisse beaucoup de flou quant à l’apparence physique des uns et
des autres. Lecteurs et lectrices s’en font leurs propres images,
qui peuvent d’ailleurs évoluer au fil des lettres. Les acteurs,
eux, cristallisent une vision unique. Surtout lorsqu’ils ont, comme
Glenn Close ou John Malkovich – les Merteuil et Valmont de Frears –
des « gueules » marquantes.
Les lieux, eux aussi, sont laissés dans le flou
par ces lettres. Comment, alors, les traduire en images ? En les
peignant de manière presque naturaliste, comme Stanley Kubrick dans
Barry Lyndon (1975), inspiré par Thomas Gainsborough ou
William Hogarth ? Ou bien en choisissant plutôt de ne pas les
montrer en détail, jouant, pour cela, sur les gros plans et les
profondeurs de champ réduites qui focalisent la netteté sur les
personnages et laissent décors et accessoires dans des contours
incertains ?
Le jeu avec les lieux est sensible dans ces deux
films, qui vont tous deux dans le sens d’une mise en espace à la
manière d’une pièce de théâtre.
Les scènes d’extérieur sont
assez rares ; certaines ont pour simple rôle d’apporter des
respirations, ou des informations sur le temps qui passe (le
changement de saisons, par exemple) ; d’autres,
particulièrement rares, sont des éléments-clés du récit, comme
le duel entre Valmont et Danceny dans la version de Frears. Les
endroits sont, reconnaissons-le, variés, puisque Frears nous emporte
aux châteaux de Champs-sur-Marne, de Guermantes, de Lésigny, de
Maisons-Laffitte, de Neuville, de Vincennes, et du Saussay, et à
l’abbaye du Moncel, tandis que Forman nous invite les châteaux de
Versailles et de la Motte-Tilly, l’Hôtel des Ambassadeurs de
Hollande à Paris, ou encore l’abbaye aux Hommes à Caen.
Mosaïques de décors qui, au final, se résument
surtout à quelques pièces : salons, boudoirs, chambres, où
les intrigues se nouent et se dénouent. Comme au théâtre, chaque
scène du film devenant, à sa manière, un moment de cette tragédie
théâtrale. Un ressenti renforcé par le cadrage de l’image (gros
plans sur les personnages, par exemple), ou par le jeu des acteurs
(c’est particulièrement sensible dans la version de Frears, servie
par deux acteurs principaux, Close et Malkovich, passés l’un et
l’autre par l’école du théâtre).
Signalons, enfin, que l’un et l’autre films
arrivent à glisser, ici ou là, un clin d’œil à la forme
épistolaire du roman. Des lettres apparaissent en effet dans
quelques scènes, soit de manière fortuite, soit de manière plus
appuyée : lettres de menaces, lettres-preuves, lettre que l’on
écrit en s’appuyant sur le corps nu de l’autre comme écritoire.
Stephen Frears et Milos Forman se sont donc
approprié, chacun de son côté, ces Liaisons dangereuses ou,
à tout le moins, leur esprit général, Frears (par le biais de
Hampton) plus fidèlement, Forman (par le biais de Carrière) plus
librement.
Il est assez étonnant de voir que, des deux
adaptations, c’est celle de Frears qui est la plus exubérante, la
plus flamboyante, lui qui, jusque-là, avait plus fait dans la
retenue, avec son cinéma « social » (ce qualificatif est
d’un réducteur…). Tandis que Forman, qui avait livré une
version dynamitée de Mozart avec Amadeus (1985), livre, avec
Valmont, une partition largement plus intimiste. Regarder,
l’un à côté de l’autre, Les liaisons dangereuses et
Valmont fait pencher la balance en faveur du premier, mieux
filmé, plus cruel, plus dur.
Mais, ces deux films valant largement, l’un et
l’autre, le détour pour lui-même, et pas seulement en comparaison
l’un de l’autre, je consacrerai donc un billet particulier à
chacun des deux.
* * * * *
« Une fois n’est pas coutume, un cinéaste
réussit un excellent remake d’un excellent film. Les acteurs y
sont pour beaucoup même si l’ensemble vaut réellement une pleine
attention de la part du spectateur. Donc, une très bonne adaptation
de Stephen Frears mais que ça ne vous empêche pas de voir également
le chef d’œuvre original de Roger Vadim… »
Voir dans le film de Frears un remake de celui de
Vadim, c’est une opinion assez osée. A ce compte-là, on peut se
demander si The Three Musketeers (2011) de Paul Anderson est
le remake de The Three Musketeers (1948) de George Sidney, ou
d’un truc plus ancien et méconnu. Mais de là à penser que ça
pourrait remonter à des temps où le cinéma n’existait pas, il y
a un pas conceptuel pas facile à franchir. Ah, si Choderlos de
Laclos avait au moins réalisé un film, ses Liaisons dangereuses
à lui auraient pu être qualifiées de « chef d’œuvre
original » par ce backpacker.
* * * * *
Défis. Ce billet répond aux défis suivants :
Merci pour cet article encore une fois très intéressant ! Je n'ai vu pour ma part que le film de Frears que je trouve très réussi. Je suis des adeptes des lenteurs du roman et penche plutôt pour un resserrement du temps et une plus grande rapidité du film (peut-être en partie parce que je l'ai vu avant de lire le livre et ai été étonnée lors de ma lecture de ne pas voir certains évènements arriver si vite que cela). Si les personnages ne m'ont pas marquée physiquement (je ne "vois" pas les personnages de Laclos, ils ne sont qu'écriture pour moi, presque qu'une main écrivant plutôt qu'un corps à part entière agissant), les interprétations du film l'ont longtemps fait : ce n'est que lors d'une de mes dernières lectures que j'ai remarqué un autre des traits de génie de Laclos qui coupe la parole aux deux libertins. En le faisant, il empêche le lecteur de savoir ce qu'ils pensent : Valmont a-t-il aimé Mme de Tourvel comme le laisse entendre le film ? La Marquise a-t-elle réellement hurlé de rage et se considère-t-elle vraiment comme perdante ? (elle a beau être défigurée, elle ne s'en est pas moins enfuie avec sa fortune) Etc.
RépondreSupprimerJe suis curieuse de lire les deux prochains billets qui s'annoncent tout aussi intéressants !
Merci pour ce commentaire.
SupprimerC'est effectivement le propre d'un film de faire, parfois, le choix d'exprimer des éléments qui ne sont que suggérés, voire laissés dans l'ombre, dans un roman.
Bonsoir,
RépondreSupprimerTrès intéressant, ce petit billet... surtout que je viens de terminer le roman, mais je n'ai jamais vu le film en entier.
Bonne soirée
Belette
Merci pour ce commentaire. N'hésitez pas à revenir dire quelques mots après voir le film !
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