lundi 31 décembre 2012

Justice inique

Dans l’Alabama ségrégationniste des années 1930, pour un « homme de couleur » accusé d’avoir violé une « femme blanche », le lynchage est un avenir plus probable qu’un procès équitable. Tom Robinson, lui, échappe de peu au lynchage, mais pas au procès inique. Malgré tous les doutes que son avocat, Atticus Finch va soulever dans les contre-interrogatoires des témoins, le jury et le juge – tous « blancs » et tous convaincus, avant même l’ouverture du procès, de la culpabilité de l’accusé – condamneront ce coupable tout désigné. Bien des mois plus tard, Finch découvrira les dessous de cette sordide affaire, mais Robinson n’en profitera pas : il a été abattu alors qu’il tentait de s’évader.





Avec son roman To Kill a Mockingbird (1961 ; traduction française : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, 1961), Harper Lee avait frappé un grand coup. Un roman qui a secoué les États-Unis, et qui, bien que récompensé par un prix Pulitzer en 1961, n’a pas fait l’unanimité dans la société états-unienne, ni même chez les critiques littéraires. Certains n’ont pas apprécié le portrait trop manichéen de ce Sud-là, avec ses personnages unidimensionnels, « Blancs » racistes et « Noirs » victimes. D’autres lui ont reproché d’avoir fait d’une fillette d’une demi-douzaine d’années (la fille de l’avocat) la narratrice de faits dont la compréhension devrait lui échapper. D’autres encore estiment que pour un livre qui prétend (d’après eux) être destiné aux enfants, certains faits décrits dans le livre sont, au contraire, à garder hors de portée de lecture des enfants. Mais, dans le camp de ceux qui l’ont applaudi, certains y ont même vu un roman qui a contribué, à sa manière, à la prise de conscience sur les discriminations raciales et même à l’émergence du mouvement pour les droits civiques des « afro-américains ». Et des avocats révèlent que c’est l’exemple d’Atticus Finch qui leur a donné envie d’embrasser cette carrière-là.



Quoi qu’il en soit, plus de 50 ans après sa publication, ce roman fait désormais partie des « classiques » de la littérature états-unienne.




Et le film To Kill a Mockingbird / Du silence et des ombres (1962) de Robert Mulligan, sur un scénario de Horton Foote fidèle au livre, avec Gregory Peck dans le rôle d’Atticus Finch, est, de son côté, un des grands films « de procès ». Et même un grand film tout court.


Et, en clin d’œil à ce très proche changement d’année, pourquoi ne pas souhaiter que l’année qui s’avance apporte un peu plus de justice ici et là dans le monde ?




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Le dernier bouclier

Juge antimafia, en Italie (comme ailleurs), est une profession à risque. À risque mortel, s’entend. Les noms de Giovanni Falcone, assassiné le 23 mai 1992, de Francesca Laura Morvillo-Falcone, son épouse et magistrate elle aussi, assassinée dans le même attentat, ou de Paolo Borsellino, assassiné le 19 juillet 1992, témoignent, parmi d’autres, de l’état de cible à abattre que représentent ces empêcheurs de corrompre et trafiquer en rond.
Pourtant, c’est une perspective un peu différente que je choisis de suivre, pour ce billet, pour jeter un petit coup de projecteur sur ceux qui choisissent de s’interposer entre ces cibles et ceux qui veulent les abattre. Oh, bien sûr, contre des attentats à la voiture piégée par 500kg d’explosifs, ce n’est pas la présence d’un, deux ou dix gardes du corps qui va changer la donne. Pourtant, des hommes et de femmes décident de jouer ce rôle de rempart, au péril de leur vie. Un péril tout à fait réel : trois membres de l’escorte des Falcone, et cinq de celle de Borsellino tombent avec ceux qu’ils ont fait serment de protéger.



Et pour illustrer ce lien entre ces juges et leurs boucliers humains, j’ai retenu le film La scorta / L’escorte (1993) de Ricky Tognazzi, tourné alors que le souvenir des attentats contre les Falcone et Borsellino était encore vivace. Présenté dans la Sélection officielle à Cannes (une distinction qui vaut ce qu’elle vaut, ni plus ni moins), et Grand prix du Festival du film policier de Cognac, ce film est, de l’aveu du réalisateur, fortement inspiré d’une rencontre avec le juge antimafia Francesco Taurisano.


Sans se prétendre un reportage réaliste, le film nous invite tout de même à découvrir les relations d’un juge avec les membres de son escorte, en les englobant dans une perspective plus large, celle de ce groupe (le juge, sa famille, les carabiniers qui les protège) formant une sorte d’île assiégée par un océan de menaces avérées ou supposées. Le titre du film ne ment pas, puisque c’est bien au travers des yeux des membres de l’escorte que l’on suit l’affaire. Certes, la mission du juge n’est pas occultée (il enquête sur des magouilles dans l’adduction d’eau, un élément crucial en Sicile), mais ce n’est pas la pièce centrale de l’échiquier.

La scorta peint ces gardes-du-corps un tantinet caricaturaux (l’effacé, le rouleur de mécaniques, le père de famille, etc.), mais qui prennent de la profondeur au fil de cette histoire. Leur jeunesse contraste avec la maturité du juge, et tandis que l’escorte tente d’apporter au juge la sécurité (ou, au moins, une touche de sécurité), le juge semble apporter à ces carabiniers un esprit plus posé.
Ici, pas d’ouragan de coups de feu, pas de poursuites effrénées, et pourtant une tension permanente, celle de la sentinelle qui se demande d’où et quand viendra le danger, et qui est l’ennemi. Une tension qui use tant le juge que son escorte, et qui se fait de plus en plus pesante. Jusqu’à une conclusion qui, sans être le bain de sang que l’on pouvait redouter, n’en reste pas moins une défaite de la justice face à la pieuvre mafieuse.



En tant que spectateur, je me suis senti tendu, mais pas écrasé par l’ennui. Bien au contraire. Un film à conseiller à ceux qui apprécient les « polars psychologiques ».


Quant à ceux qui voudraient voir un film sur le juge Falcone, je ne peux que recommander Giovanni Falcone (1993), de Guiseppe Ferrara, une œuvre peut-être moins connue en France que son Cento giorni a Palermo / Cent jours à Palerme (1984) qui tournait autour des derniers temps du général des carabiniers Carlo Dalla Chiesa, assassiné, avec son épouse et un garde du corps, le 3 septembre 1982.



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mercredi 19 décembre 2012

Les prémices du non

Voilà plus de trente ans que la France a aboli la peine de mort dans son système judiciaire, par sa loi n° 81-908 du 9 octobre 1981 (« article 1er – La peine de mort est abolie. »). Un peu avant nos voisins allemands (1987) ou espagnols (1995), mais assez longtemps après la Finlande (1972), l’Islande (1928), l’Uruguay (1907), le Venezuela (1863) ou la Toscane (premier État abolitionniste, en 1786 !). Pour un pays se proclamant porteur de l’esprit des Lumières, on peut se demander à quelle vitesse se propage cette lumière-là...
Plus de trente ans, donc, depuis cette « loi Badinter ». Et bientôt 250 ans depuis un texte considéréecomme une des bornes majeures sur le chemin de l’abolition : Dei Delitti e delle pene (Des délits et des peines), l’ouvrage publié en 1764 par Cesare Bonesana, marquis de Beccaria (dit Cesare Beccaria), aristocrate milanais de 26 ans, nourri au lait des Hume, Locke, Montesquieu et Rousseau.



Des quarante-sept chapitres de ce court livre, c’est le chapitre XXVIII qui est plus directement consacré à la peine de mort. Ne nous y trompons pas, Beccaria ne cherche pas à faire disparaître la peine de mort du dispositif judiciaire de son temps. Et ses interrogations ne sont pas totalement humanistes ou charitables ; on peut même trouver son approche clinique, voire cynique – ce qui ne signifie pas que ce n’est pas percutant, ou que cela manque d’humanité –, puisqu’il interroge l’usage de la peine de mort sous l’angle de sa justice, de sa nécessité, et de son utilité sociale (et donc en se détachant des questions religieuses ou morales).
« La peine de mort n’est appuyée sur aucun droit ; je viens de le démontrer. Elle n’est donc qu’une guerre déclarée à un citoyen par la nation, qui juge nécessaire ou au moins utile la destruction de ce citoyen. Mais, si je prouve que la société en faisant mourir un de ses membres ne fait rien qui soit nécessaire ou utile à ses intérêts, j’aurai gagné la cause de l’humanité. »



Beccaria envisage que la peine de mort puisse rester un recours, dans deux cas particuliers : si le criminel, même privé de liberté, peut continuer à être un danger pour la nation ou menacer le gouvernement de révolution (ce qui a un arrière-goût de purge politique, non ?), et si la peine de mort peut avoir un effet dissuasif sur d’autres criminels potentiels (ce qui est paradoxalement opposé à l’affirmation que Beccaria avance, par ailleurs, sur la non-efficacité de la peine de mort en tant que prévention pédagogique des crimes).
Et sa proposition de remplacer la peine de mort par un « esclavage perpétuel » du condamné, pratique plus susceptible, d’après lui, de décourager les gens de commettre des crimes, peut faire frémir – ou sourire, selon le degré de détachement du lecteur – mais peut amener à réfléchir sur nos emprisonnements « à perpétuité » d’aujourd’hui.

Dei Delitti e delle pene a rapidement trouvé une grande diffusion en Europe grâce, notamment, à des traductions en français (dès 1766 par l’encyclopédiste Morellet, qui remanie profondément le texte) et en anglais (1768), et aux commentaires de divers auteurs en vue, dont Diderot et Voltaire. Plus qu’une réforme du système judiciaire et pénal, c’est une réflexion de fond sur la société, un débat sociétal et philosophique, plus que juridique, que Beccaria lance, par le biais de ces cogitations sur les délits et les peines.


Évidemment, dire que l’on va lire Des peines et des délits peut avoir un parfum de « devoir de philo » au lycée. Pourtant, à voir qu’aujourd’hui encore, les Français sont partagés en proportions presque égales entre partisans de la réintroduction de la peine de mort et partisans de la non-réintroduction (ces derniers n’étant majoritaires que de quelques %), il me semble intéressant de voir le temps qu’il a fallu entre ces idées exposées au Siècle des Lumières et leur concrétisation au XXe siècle. Et de se souvenir que lorsque Robert Badinter a présenté son projet de loi, et qu’il sera adopté par une Assemblée nationale alors majoritairement à gauche (369 voix pour et 113 contre) puis par un Sénat alors majoritairement à droite (161 pour, 126 contre) l’ont soutenu, près des deux-tiers des Français étaient opposés à cette abolition. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que l’opinion (étudiée au travers de sondages à ce sujet) devient majoritairement favorable à cette abolition !
C’est devant ce genre d’exemple que je suis content que les élus du peuple ne se contentent pas de voter dans le sens de « l’opinion publique », mais qu’ils sachent aussi provoquer – et obtenir – des changements de société.


Pour découvrir ce texte dans son intégralité, un petit coup de moteur de recherche sur l’internet permet d’accéder à la version originale italienne et à diverses traductions françaises.
À ceux qui préfèrent tenir un livre dans la main, je me permets de recommander l’édition de la traduction française par Maurice Chevallier, aux éditions Garnier Flammarion (1991, ISBN 978-2080706331, diverses rééditions depuis lors), puisqu’elle est préfacée par Robert Badinter.



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mardi 18 décembre 2012

Justice calculée

Si mes souvenirs sont bons, c’est au travers du film The Pelican Brief / L’affaire Pélican (1993), d’Alan Pakula, que j’ai mis mon premier pied dans l’œuvre du romancier John Grisham. Ce film, dont le scénario a été écrit par Pakula et Grisham à partir du roman de ce dernier, publié l’année précédente : The Pelican Brief (Doubleday Books, 1992, ISBN 978-01-385-42198-0 ; traduction française : L’affaire Pélican, Robert Laffont, 1993, ISBN 978-2-221-07389-6).
Ex-avocat reconverti dans l’écriture de romans policiers et judiciaires, John Grisham est devenu un auteur célèbre dès son deuxième roman, The Firm / La firme (1991), porté au grand écran, en 1993 également, par Sydney Pollack. Depuis lors, ces livres font généralement un tabac, et les scénaristes hollywoodiens piochent dans cette mine pour en tirer des films de qualité variable : par exemple, médiocre, à mon sens, pour The Chamber / L’héritage de la haine (1996) de James Foley, et de plus haute volée pour Runaway Jury / Le maître du jeu (2003) de Gary Fleder.




C’est sur le roman dont ce film est adapté, The Runaway Jury (Doubleday Books, 1996, ISBN 978-01-385-47294-3 ; traduction française Le maître du jeu, Robert Laffont, 2004, 978-2-221-10187-1), que je vais donner un coup de projecteur dans ce billet.


L’idée centrale de ce thriller juridique est que, dans un procès aux États-Unis, l’important n’est pas de faire éclater la vérité au grand jour, mais d’obtenir que le jury aille dans le sens de l’accusation ou dans celui de la défense. Et pour obtenir que le jury penche dans le sens qui lui convient, chaque partie semble prête à employer tous les moyens et ce, dès l’étape de la composition du jury. Et c’est bien ce qui est au cœur de ce roman : comment choisir les jurés, les influencer, faire pression sur eux, jusqu’à les manipuler, les « tenir » d’une manière ou d’une autre ?
Et dans cette lutte sans merci mise en scène par ce roman, les deux camps qui s’affrontent ont choisi des stratégies différentes. Deux camps ? Plutôt trois, dirais-je. Ou deux et demi. Vous êtes perdus ? J’explique !


Sans entrer dans les détails qui éventeraient le suspense plutôt bien mené de ce roman, je dirais qu’il y a deux camps classiques, et un troisième intervenant, plus original.
Le camp de l’attaque, celui d’une femme dont le mari est mort des suites d’un cancer dû au tabagisme.
Le camp de la défense, celui des grandes compagnies cigarettières, de sa cohorte de juristes payés à millions, et de ses gros bras qui font le sale boulot d’intimidation.
Et, naviguant entre les deux, un des jurés, qui s’est débrouillé pour être désigné comme juré et semble avoir décidé de brouiller les cartes en manipulant les deux autres camps en ayant, lui-même, la main sur le jury.




Petite parenthèse : cette manipulation du jury « de l’intérieur » n’a rien à voir avec l’intrigue de 12 Angry Men / 12 hommes en colère (voir, en particulier, le téléfilm original de 1954 par Franklin Schaffner, et surtout la superbe version ciné par Sidney Lumet, en 1957), où le juré n°8 tente, au contraire, d’ouvrir les yeux des 11 autres jurés pour leur faire regarder, par-delà les apparences et les préjugés, l’affaire qu’ils doivent juger.


Trois camps dans le jeu, mais il ne peut y avoir qu’un seul « maître du jeu ». Et c’est ce triple jeu dans lequel nous plonge John Grisham, fin connaisseur des rouages – pas toujours beaux – du système judiciaire états-unien. Pot de terre contre pot de fer, David contre Goliath, certes. Mais aussi vieil avocat un peu idéaliste contre jeunes juristes aux dents plus longues que les scrupules. Ou encore finesse de l’esprit contre puissance de l’argent, pressions de l’extérieur contre influence de l’intérieur.


J’ai trouvé que l’intrigue du roman met du temps à s’installer. Au point de m’être senti tenté de tourner les pages plus vite, en ne les lisant qu’en diagonale, pour voir quand cela allait « vraiment commencer ». Mais j’ai tenu bon, et je me suis rendu compte que cette lenteur de la mise en place était peut-être nécessaire à s’installer sans se presser, pour profiter au mieux de tout ce qui se déclenche par la suite, coups et contre-coups, feintes et retournements.


Bref, un roman que j’ai finalement dévoré sans faire la fine bouche.





Quant à son adaptation cinématographique réalisée par Gary Fleder, c’est également une réussite. Le scénario de Brian Koppelman, David Levien, Rick Cleveland et Matthew Chapman densifie l’intrigue, pour un film de deux heures. Dustin Hoffman est très bon en avocat de la partie civile, faussement idéaliste mais combatif. Gene Hackman, sourire carnassier et regard cynique, incarne un manipulateur que l’on adore détester. John Cusack met sa tête de « gendre idéal » au service de ce juré au jeu trouble. Et Rachel Weisz, à la fois fragile et déterminée, apporte un contrepoint féminin bienvenu à ce trio masculin.


Là où le roman met en scène l’affrontement avec les grandes firmes de l’industrie du tabac, le film montre la lutte avec les représentants de l’industrie des armes. Le choix de ce changement n’était pas une question d’être politiquement « correct » ou « incorrect » (les tueries collectives par armes à feu qui ensanglantent l’actualité outre-Atlantique sont, certes, spectaculaires dans le drame, mais le tabac, s’il tue plus discrètement, tue largement plus de monde) ; le choix a été motivé par le fait que le très bon film The Insider / Révélations (1999) de Michael Mann avait déjà traité d’action judiciaire contre l’industrie du tabac, et avait obtenu 7 nominations aux Oscars (sans y décrocher de récompense, toutefois).


Sur papier ou sur écran, ce Runaway Jury sort le grand jeu !



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dimanche 18 novembre 2012

Le roi des mers

Tous les chemins mènent à Rome, si l’on en croit l’adage.

Ceux qui mènent au Vaisseau de 74 canons de Jean Boudriot sont assurément moins nombreux. En particulier parce que c’est une destination beaucoup moins courue que Rome, une destination pour passionnés exigeants, plutôt qu’une destination pour tourisme de masse. Pour les amateurs de navires de guerre au temps de l’âge d’or de la marine à voile, ce Vaisseau de 74 canons est l’incontournable quadrilogie, LA somme, LE sommet. Le chef-d’œuvre d’un passionné, pour des passionnés.



Évidemment, pour ceux qui ne s’y intéressent pas trop, voire pas du tout, il est tout à fait possible de vivre sereinement sans jamais avoir lu le moindre ouvrage d’histoire navale ou d’architecture navale de Jean Boudriot (ou de ses collègues dans ce domaine). Quant aux curieux qui mettront peut-être le nez dans ce billet sans avoir connaissance de cette drôle de bête, la question qui leur viendra peut-être à l’esprit sera « Mais pourquoi 74 canons ? ».

Dans cette deuxième moitié du XVIIIe siècle et ce début du XIXe siècle où le vaisseau de 74 canons sillonnait, parfois seul et souvent en escadre, les mers du globe, des navires plus gros et plus armés existaient. Des navires de 100 canons et plus portaient les pavillons des amiraux dans les grandes batailles navales de l’époque, comme le HMS Victory (100 canons) de l’amiral anglais Nelson à Trafalgar (1805), ou L’Orient (118 canons) de l’amiral français Brueys à Aboukir (1798).



Le vaisseau de 74 canons était, en ces temps-là, considéré comme un navire de 3e rang, après ceux de plus de 100 canons (1er rang) et ceux de plus de 90 canons (2e rang). Mais il est entré de plain-pied dans l’histoire navale parce qu’il a constitué le cheval de bataille de la guerre sur mer : les ingénieurs qui l’ont conçu et développé ont réussi, avec ce navire, à conjuguer au mieux les qualités marines, la manœuvrabilité – seul ou en escadre –, la puissance de feu, la standardisation de la construction, et la maîtrise des coûts de production. Quand une des « grandes » marines occidentales – français ou anglaise – disposait d’une demi-douzaine de navires de 1er rang, elle comptait plusieurs dizaines de 74-canons.


On peut considérer, sans exagérer, qu’avant l’invention de l’avion, le navire à voile était la conception et construction humaine la plus complexe, et notamment en cette deuxième moitié du XVIIIe siècle. Pour décortiquer un tel chef-d’œuvre d’esprit et de réalisation concrète, il serait illusoire de penser que quelques pages suffiraient.
Certes, il existe, fort heureusement, des livres qui permettent d’aborder le sujet en douceur, dont certains auxquels j’avais consacré des billets dans un blog voisin. Je pense notamment à des ouvrages comme La Vie privée des hommes à bord des grands voiliers du XVIIIe siècle, de Pierre-Henri Sträter (textes) et Pierre Brochard (illustrations) (Hachette, 1979, ISBN 2-01-004684-6) [billet], ou A bord d'un vaisseau de guerre de Richard Platt (textes) et Stephen Biesty (illustrations) (Gallimard, 1993, ISBN 2-07-58139-X) [billet], qui allient un texte simple et de nombreuses illustrations. L’ouvrage de Martine Acerra et Jean Meyer, La grande époque de la marine à voile (éditions Ouest France, collection De mémoire d'homme : l'histoire, 1987, ISBN 978-27373-00387) [billet], est un peu moins facile d’abord (ce n’est pas un livre « pour la jeunesse », contrairement aux deux précédents), et il manque d’illustrations pour un regard béotien.



Mais, pour les durs de durs, les passionnés du détail, ceux qui veulent tout savoir sur le vaisseau de 74 canons, de sa conception à son lancement, de sa quille à la pomme de ses mâts, des matériaux employés à sa construction à l’organisation de son équipage, le tout mis en perspective dans l’organisation des arsenaux français et l’emploi de ce type navire au combat, c’est la quadrilogie de Jean Boudriot, Le vaisseau de 74 canons. Traité pratique d’art naval. 1780 (éditions Ancre ; fiche sur le site de l'éditeur), publiée dans son édition originale de 1973 à 1977, qui fait référence.
Le tome 1 (166 pages, 16 planches, 106 figures) traite principalement de l’administration des ports et arsenaux, des bases de la construction, et de la charpente de la coque. Le tome 2 (212 p., 26 pl., 107 fig.), de l’accastillage et des aménagements. Le tome 3 (280 p., 13 pl., 134 fig.), de la mâture, de la voilure et du gréement, avec des compléments sur l’état de la marine royale en 1780 ou encore le coût de la construction du vaisseau. Enfin, le tome 4 (392 p., 17 pl., 167 fig.) aborde l’aspect humain, avec l’emploi des hommes et leurs conditions de vie, ainsi que les aspects pratiques de la manœuvre d’un tel navire et des opérations navales.
Pour ceux qui auraient un peu de mal avec le calcul mental, cette somme offre donc 1050 pages, 72 planches et 514 illustrations aux passionnés.



Cet ouvrage, comme d’autres publiés aux éditions Ancre, fait le bonheur des modélistes navals amoureux du détail, et en particulier de ceux qui sont versés dans le modélisme dit « d’arsenal ».
Pour ma part, le chemin qui m’a mené vers ce sommet est celui tracé par François Bourgeon dans sa série de bandes dessinées Les passagers du vent (éditions Glénat pour les 5 tomes du premier cycle) [billet]. Le soin et le détail portés par Bourgeon à reconstituer les extérieurs et les intérieurs des navires qui sont, plus que des décors, des personnages à part entière de cette œuvre, doivent beaucoup à la tétralogie de Boudriot et à la disponibilité de celui-ci pour partager ses connaissances et donner ses conseils. Un autre auteur de BD, Patrice Pellerin, créateur de L’Epérvier (éditions Dupuis, 8 tomes à ce jour ; fiche Bédéthèque), ne cache pas à quel point il est redevable aux ouvrages de Boudriot.



Compte tenu du prix de l’ensemble des 4 tomes (même sur le marché de l’occasion, qui est tendu sur ces ouvrages car ils sont recherchés par les passionnés), et comme c’est surtout un livre technique, qui ne se lit pas comme un roman ou une BD, ce n’est pas un achat qui se fait à la légère. Mais, près de 40 ans après la parution du premier tome, cette tétralogie reste une référence majeure dans le domaine.


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dimanche 11 novembre 2012

De la saison, pas plus ?

Quand je lis, sur un bandeau ajouté par l’éditeur sur un livre, « un jeu de séduction qui rappelle Les Liaisons dangereuses », citation d’un auteur dont l’unique roman publié (unique, à ma connaissance au moins), The Rule of Four, a été comparé au Da Vinci Code de Dan Brown, j’ai tendance à me moquer. D’abord parce que prendre comme témoin de qualité d’un roman un auteur dont le roman a été comparé à ce grand n’importe quoi, ça a peu de chance de me convaincre. Ensuite parce que les éloges des auteurs les uns envers les autres, ce sont, au mieux, des échanges de bons procédés (« je dis du bien de toi aujourd’hui, tu en diras de moi demain ») et, au pire, de la publicité mensongère.


Ma curiosité pour les romans ayant pour cadre le XVIIIe siècle m’a tout de même poussé à lire The Scandal of the Season / Le scandale de la saison de Sophie Gee (Chatto & Windus, 2007 ; édition française chez Philippe Rey, 2009, ISBN 978-2-84876-132-9 ; collection Points, n° P2424, ISBN 978-2-7578-0964-8).
Effectivement, ce roman m’a rappelé Les liaisons dangereuses... pour me faire penser que le roman de Sophie Gee n’arrive pas à la cheville de celui de Choderlos de Laclos. Il ne suffit pas de raconter quelques chassés-croisés de séduction au siècle des Lumières pour jouer dans la cour des grands. Ce Scandale de la saison n’a rien de scandaleux, et son souvenir ne durera pas plus d’une saison. Le genre de roman qui s’oublie plus vite qu’on ne le lit.

Comme je ne suis pas membre d’un forum littéraire dont les membres reçoivent gratuitement des livres de la part d’éditeurs pour les chroniquer, ni rédacteur d’un magazine qui bénéficie d’un « service presse » de la part desdits éditeurs, je ne me sens redevable à personne, et j’ai donc toute liberté d’expression pour dire mes coups de cœur et mes coups de gueule. Ici, c’est nettement un coup de gueule.


Encore une flagrante démonstration qu’un roman écrit par une universitaire spécialiste d’un sujet n’est pas forcément un bon roman sur le sujet, quand bien même l’auteur en question enseignerait à Princeton. Récit sans rythme, mornement répétitif, tissé de dialogues le plus souvent poussifs, avec des intrigues sentimentales cousues de fil blanc, ce Scandale de la saison n’a absolument rien du « roman libertin » que certains commentateurs se prennent à y voir.
Certes, ce roman brosse un portrait d’une certaine société londonienne, contemporaine de celle de notre « Régence » française, où l’esprit essaie de surnager dans les flots du paraître, et où les belles femmes aiment à faire soupirer leurs soupirants mais sans leur céder sous peine de déchoir.
Certes, ce roman nous donne à connaître quelques figures de cette société, du poète Alexandre Pope au peintre Charles Jervas, en passant par Robert, qui était à la fois Lord Petre et homme à femmes, et la belle Arabella Fermor, à laquelle Lord Petre coupa publiquement une mèche de cheveux, dévoilant ainsi au public qu’elle était sa maîtresse et créant le scandale de la saison 1711.
Ajoutons à cela une pointe d’intrigues politiques, avec quelques soubresauts de la rébellion jacobite (les Jacobites, partisans du retour, sur le trône d’Angleterre, du roi James VII d’Écosse ou de ses descendants, se sont soulevés à plusieurs reprises entre 1688 et 1746, et notamment en 1715).
Cela aurait pu donner un « bon roman historique », un agréable divertissement, quand bien même il n’aurait pas été porté par une langue ciselée, par un esprit brillant. Quelques autres plumes ont su le faire et, sans remonter à Dumas, je peux citer, parmi bien d’autres, Hubert Monteilhet avec Néropolis (1984), Ken Follet avec The Pillars of the Earth / Les piliers de la terre (1989), Iain Pears avec An Instance of the Fingerpost / Le cercle de la croix (1997), ou encore, pour un roman se déroulant dans l’Angleterre du début du XVIIIe siècle, A conspiracy of paper / Une conspiration de papier (2000) de Davis Liss.

Mais ici, la mayonnaise – ou plutôt le pudding – ne prend pas.



L’intrigue politique, que l’auteur essaie de tisser au reste du roman, n’est qu’un prétexte au fil du texte, et se résout en trois coups de cuiller à pot à la fin du roman. Quant aux intrigues « amoureuses », elles frôlent la mièvrerie la plus convenue.
Quand je vois que Le magazine littéraire y a trouvé « une admirable fantaisie historique à mi-chemin entre le roman à clé et la comédie de mœurs », et Livres Hebdo « un petit bijou de finesse, d’impertinence et de libertinage », je me demande si nous avons la même perception des mots « admirable », « finesse », « impertinence » et « libertinage ».

Roman poussif à l’eau de rose, faussement (voire trompeusement) qualifié de « roman libertin », il me faudra moins d’une saison pour oublier ce Scandale de la saison.



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lundi 5 novembre 2012

Le coup de la liste

Je vais finir par croire que les conspirateurs qui veulent devenir maîtres du monde ont un ego de la taille de leur cible, et une intelligence pratique inversement proportionnelle. Vais-je devoir rédiger à leur intention La conspiration pour les Nuls, et indiquer, dès le premier chapitre, qu’il ne faut jamais, jamais, JA-MAIS !, écrire, sur un papier, la liste des personnes impliquées dans le complot ? Une telle liste – signée ou pas – du sang des conspirateurs, non seulement c’est grand-guignolesque, mais c’est le genre d’indice que le plus bas de plafond des enquêteurs va finir par découvrir.
Je reviendrai, dans un prochain billet, sur un « polar historique » de Laura Joh Rowland, Shinju / Le sabre et la dague, dans lequel on tombe aussi sur une telle liste. Mais, aujourd’hui, c’est de The List of Seven (William Morow & Co., 1993, ISBN 9780688122454 ; La liste des sept), de Mark Frost, que je vais vous entretenir.


Les télévores associeront sûrement – et avec raison – le nom de Mark Frost à celui de la série Twin Peaks, dont il a été le cocréateur avec David Lynch et l’un des scénaristes et des réalisateurs. Mais, autant avec Twin Peaks, Lynch et Frost ont-il joué la carte du polar intello, quasi-surréaliste, autant Frost, avec sa Liste des sept nous livre un polar dont j’ai du mal à dire s’il s’agit d’une parodie survitaminée d’un roman de Sherlock Holmes à prendre au premier degré ou à un autre degré.
Le lien avec Sherlock Holmes est incontournable. Non seulement parce que le roman se déroule dans l’Angleterre victorienne des années 1880, mais parce que le personnage principal du roman n’est autre que le bon docteur Arthur Conan Doyle, de la plume duquel naîtra le fin limier Holmes, son médical acolyte Watson et son ennemi juré Moriarty. Les fins connaisseurs de l’œuvre holmeso-doylienne – à moins que ce ne soit doylo-holmesienne – dont je ne suis pas (ni dans un sens ni dans l’autre) s’amuseront peut-être à trouver les indices qui lient ce roman de Mark Frost à ceux de son inspirateur : les adresses de telle maison, l’addiction à la cocaïne de tel personnage, les ressemblances de noms de personnes, etc. Je dois reconnaître que cela m’est plutôt passé au-dessus de la tête, et que j’ai donc peut-être perdu des petits riens qui contribueraient à faire le sel de ce roman.

Puisque ces détails m’ont, pour la plupart, échappé, venons-en au fond du roman. Cela commence plutôt bien, dans une ambiance de mystère victorien assez classique, avec une pointe de noirceur inquiétante, aux frontières du rationnel, à la From Hell (2001), l’adaptation cinématographique que les jumeaux Albert et Allen Hugues ont tirée du roman graphique d’Alan Moore (scénario) et Eddie Campbell (dessin). Ou le très bon téléfilm Jack the Ripper / Jack l’éventreur (1988) de David Wickes, avec l’excellent Michael Caine. Jack l’Éventreur n’est d’ailleurs pas si étranger que ça au roman, qui compte aussi parmi ses invités Bram Stoker, le « père » de Dracula.
Puis, comment dire ?... Ça tourne à tout autre chose. Au diable la finesse holmesienne ! Sortons les monstres, les flingues, les effets spéciaux ! Des momies revenues à la vie dans les sous-sols du British Museum, des sangsues géantes, des expériences de lobotomies et de drogues psychotropes, un espion au service de la Reine mais échappé d’un asile de fous, un manoir dans les brumes du Yorkshire, un complot mêlant des bellicistes de rêvant l’embrasement du monde et de satanistes qui, eux, rêvent de ramener sur Terre Celui-qu’on-ne-doit-pas-nommer-mais-qui-porte-mille-noms. Et, bien sûr, la liste des noms des conspirateurs, histoire que quelqu’un comprenne qu’ils sont liés, à défaut de comprendre pourquoi ils le sont... Ah, et j’ai failli oublié : le grand méchant (c’est-à-dire le plus méchant des sept, le cerveau, les six autres n’étant là qu’à titre utilitaire ou presque) et un des gentils sont frères, histoire d’ajouter du piment abeletcaïnesque à une tambouille dans lesquels les ingrédients étaient déjà nombreux et épicés.


Quand je vois ça au cinéma, je peux en être bon public : je peux applaudir à The Mummy / La momie (1999) de Stephen Sommers – même si ma préférence va quand même à Raiders of the Lost Ark / Les aventuriers de l’arche perdue (1981) de Steven Spielberg. Voire, quitte à bousculer les canons holmesiens, savourer sans fausse pudeur le Sherlock Holmes (2009) de Guy Ritchie et son pétillant duo formé par Robert Downey Jr. (Holmes) et Jude Law (le Dr. Watson). Mais, sous forme de livre, j’accroche beaucoup moins : cela me semble plus poussif, et j’en arrive à lire en diagonale juste pour avec une idée du fil du récit sans être englué dans les détails et les rebondissements parfois artificiels.

Quand il s’agit d’une menace sournoise qui cherche à saper les fondations de l’empire britannique, je penche plutôt vers des romans comme ceux de Fu Manchu par Sax Rohmer (même si je ne me complais pas dans le racisme et le mépris qui parcourent ces romans). Et je préfère l’écriture d’un Tim Powers, par exemple dans The Anubis Gates / Les portes d’Anubis (1983), à celle de Mark Frost, fort heureusement allégée par des dialogues piqués d’ironie et de second degré.

Cette Liste des sept séduira probablement ceux qui sont capables de se dépouiller volontairement de leur incrédulité pour se laisser emporter par le tourbillon de ce récit où tout est « plus ». Moi, j’ai trouvé que c’est un peu « trop ».



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dimanche 28 octobre 2012

Où est donc passée ta folie, Milos ?



Le Valmont (1989) de Milos Forman a eu le malheur d’arriver sur les écrans quelques mois après Les liaisons dangereuses de Stephen Frears, s’inscrivant donc dans un sillage déjà tracé. C’est regrettable pour le film de Forman, car lorsqu’il s’agit d’en parler, il est quasiment inévitable que la comparaison avec celui de Frears arrive dans la conversation.
Le film de Frears était déjà moins choc – car volontairement plus chic – que le roman de Choderlos de Laclos. Celui de Forman semble encore moins anguleux, presque plus autocensuré. Ainsi, le scénario de Jean-Claude Carrière, qui s’inspire bien sûr du roman, s’en éloigne largement plus que celui qu’a écrit Hampton pour Frears. Chez Laclos, Cécile de Volanges est violée par Valmont, et se fait avorter du fruit de ce viol ; chez Forman, Cécile est séduite par Valmont et en porte l’enfant. Chez Laclos, Mme de Tourvel se laisse mourir de chagrin ; chez Forman, elle se réfugie auprès de son mari qui passe généreusement l’éponge sur son infidélité passagère.


Attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit : Jean-Claude Carrière n’est ni un manchot ni un traître systématique quand il s’agit d’adapter un roman au cinéma : ce qu’il a écrit pour Le retour de Martin Guerre (1982) de Daniel Vigne (à partir du roman de Janet Lewis), pour The Unbearable Lightness of Being / L’insoutenable légèreté de l’être (1988) de Philip Kaufman (roman de Milan Kundera) pour pour le Cyrano de Bergerac (1990) de Jean-Paul Rappeneau (pièce d’Edmond Rostand), ce n’est quand même pas torché sur un coin de table. Mais, pour distiller la cruauté et la provocation du roman de Choderlos de Laclos, peut-être fallait-il quelqu’un capable de plonger sa plume dans une encre plus retorse, plus déchirante, que celle avec laquelle Carrière a écrit ce Valmont. Trop gentil, au fond de lui, Jean-Claude Carrière ?


Même les acteurs choisis pour les rôles principaux semblent plus ronds, que ce soit les prédateurs ou les proies. Par exemple, Colin Firth (le Valmont de Forman) n’a pas le petit sourire carnassier de John Malkovich (le Valmont de Frears). Dans son rôle de séducteur, Firth semble plus fragile que Malkovich, presque moins froid ; le contraste que le roman établit entre le Valmont conquérant glacial du début et le Valmont déboussolé par ses sentiments enfin « humains » de la fin, s’en trouve diminué. Par contraste, si Annette Benning (Mme de Merteuil vue par Forman) donne une impression physique de moins de dureté que Glenn Close (Mme de Merteuil chez Frears), cela la rend plus dangereusement séduisante.


La distribution des rôles est allée à des acteurs plus jeunes que pour les mêmes rôles dans le film de Frears : Colin Firth (Valmont) a 29 ans, Annette Benning (Mme de Merteuil) en a 31, Henry Thomas (Danceny ; avez-vous reconnu en H. Thomas celui qui, en 1982, incarnait Elliott dans E.T. the Extra-Terrestrial, de Steven Spielberg ?) juste 17, et Fairuza Balk (Cécile de Volanges) pas plus de 15 ! Évidemment, la représentation – ou même simplement, l’évocation –, sur grand écran, du viol d’une jeune fille de 15 ans (et qu’importe, alors, l’âge du violeur) aurait été de nature à indisposer grandement le public potentiel de ce film.


Dans ce Valmont, la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont sont donc peints sous un jour moins détestable que dans le roman de Choderlos de Laclos, ou dans le film de Frears. Forman semble désirer nous en donner l’image de deux êtres qui veulent enterrer les conformismes mais qui finissent par tomber dans la fosse qu’ils ont creusée. En faisant de Valmont (ou, peut-être plus précisément, du duo Valmont-Cécile) le personnage principal de son film, Milos Forman distingue Valmont de Mme de Merteuil, et fait même de celui-là une victime de celle-ci.


Tant qu’à t’éloigner du roman, Milos – et cet éloignement est tout aussi légitime que la fidélité au texte originel – pourquoi n’as-tu pas poussé plus loin l’énergie, l’audace ? Ridley Scott s’est emparé du roman de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheep? / Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques, pour en faire le superbe Blade Runner (1982), film noir et philosophique. De ton côté, tu avais dynamité Mozart dans Amadeus (1984), le peignant en rock-star déjantée, en génie foutraque et vulgaire, attachant et odieux. Pourquoi, après une première moitié de film porteuse d’émotion et de sensualité, es-tu resté si sage avec ce Valmont ? On pardonne tout aux traîtres, pour autant que leur trahison soit grande, belle, forte.

Quand tu as décidé de trahir Choderlos de Laclos, où était donc passée ta folie ?


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Des liaisons sur commande



La version de Stephen Frears, Les liaisons dangereuses (1988), est un bijou de réalisation et de jeu d’acteurs.
La distribution des rôles principaux a recours à quelques étoiles de cette fin des années 1980 ou de futures étoiles des années 1990 et 2000 : Glenn Close (la marquise de Merteuil), John Malkovich (le vicomte de Valmont), Michelle Pfeiffer (la présidente de Tourvel), Keanu Reeves (le chevalier Danceny) et Uma Thurman (Cécile de Volanges). Michelle Pfeiffer devait avoir une aura particulièrement « choderlosdelaclosienne », à l’époque, puisqu’elle s’était également vu proposer le rôle de de Mme de Merteuil dans… le Valmont de Milos Forman, tourné au même moment !


Comme dans la majorité de ses films, John Malkovich est excellent dans celui-ci ; il porte à merveille, jusque dans els cabotinages, son rôle de séducteur au cœur froid, dont l’armure de froideur va se fendre sous le feu que lui inspire la présidente de Tourvel. Glenn Close, elle, colle très bien au rôle machiavélique de la marquise de Merteuil ; sa dureté et son obsession de garder le pouvoir sur un homme ne sont pas sans me rappeler son rôle d’amante envahissante et déterminée devenant le cauchemar du personnage incarné par Michael Douglas dans Fatal Attraction / Liaison fatale (1987) d’Adrian Lyne. Le recours à ces stars les éloigne toutefois des personnages du roman quant à leurs âges : Glenn Close vient d’entrer dans la quarantaine au moment du tournage, Michelle Pfeiffer et Malkovich ne sont que de 5 ans ses cadets. Ce sont Uma Thurman (18 ans) et Keanu Reeves (24 ans) qui apportent une vraie image de jeunesse.


Michelle Pfeiffer campe très bien Madame de Tourvel, la citadelle de vertu supposément imprenable. Et Uma Thurman incarne une délicieuse Mlle de Volanges, trop ingénue pour ne pas être broyée dans la partie d’échecs qui se joue autour d’elle. Leurs interprétations ont, d’ailleurs, été saluées par la critique et, pour John Malkovich, Glenn Close et Michel Pfeiffer, couvertes de récompenses ou d’accessit (dont une nomination aux Oscars pour chacune des deux dames !).



Le film lui-même est de haute tenue. Une réussite, soit dit en passant, pour le premier film de commande réalisé par Stephen Frears pour la Warner Bros à Hollywood, lui jusque-là habitué à mener sa barque de réalisateur indépendant et à budget modeste en Angleterre. Comme quoi, le talent ne se commande pas, mais un réalisateur talentueux peut livrer une belle œuvre de commande. Aidé en cela, il faut le dire, par le très bon travail d’adaptation mené par Christopher Hampton (ce qui lui vaut un Oscar).
Le film n’est d’ailleurs pas l’adaptation directe du roman, mais l’adaptation au cinéma de l’adaptation en pièce de théâtre que Hampton en avait fait quelque temps auparavant ; une adaptation créée à Londres en 1985 par la Royal Shakespeare Company, avant de triompher à Broadway en 1987. C’est avec Alan Rickman qui incarnait Valmont sur scène à Londres ; le même rôle lui a été proposé pour le film, mais il a préféré rejoindre l’équipe de Die Hard / Piège de Cristal (1988) de John McTiernan. Ayant, pour Alan Rickman, une sympathie née de l’avoir apprécié dans des rôles aussi divers que chef de bande criminelle (Die Hard précité), shérif tragicomique de Nottingham (Robin Hood, 1991), ou fantôme préoccupé du bonheur de sa veuve (Truly Madly Deeply, 1990), j’aurais vraiment aimé le voir en Valmont.
Pour l’anecdote, la pièce de Hampton a été reprise, en 2012, par la compagnie australienne Sydney Theater Company.

La direction de la photographie, assurée par Philippe Rousselot, est à la hauteur de ce qu’il avait fait pour The Emerald forest / La forêt d’émeraude (1985) de John Boorman, ou L’ours (1988) de Jean-Jacques Annaud, ou de ce qu’il fera plus tard pour A River Runs Through It / Et au milieu coule une rivière (1992) de Robert Redford ou La reine Margot (1994) de Patrice Chéreau pour ne citer que ceux-là.


Je pourrais reprocher à ce film d’être resté dans une approche somme toute très « sage », dans l’image, dans la construction, dans le récit. Une audace supplémentaire aurait été leabienvenue, à mes yeux (sans atteindre, pour autant, le déchaînement rock’n’roll de la Marie Antoinette (2006) de Sofia Coppola). Parce que ces Liaisons dangereuses cinématographiques sont quand même loin de bousculer les convenances, de chahuter le spectateur, comme le roman pouvait bousculer les convenances et chahuter le lecteur. C’est un beau spectacle, aux dialogues ciselés, auquel il manque, à mon goût, quelque chose qui donnerait un coup de poing dans le ventre.

Mais je ne vais pas bouder mon plaisir : ce film me convient déjà très bien comme ça !



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